– Appel à bâtir l’avenir sans sacrifier les communautés rurales et l’environnement –
En tant qu’acteurs engagés dans la promotion du développement durable de Madagascar et représentants de la société civile et des populations rurales, nous saluons l’engagement du gouvernement à moderniser le pays et à faciliter le transport entre Antananarivo et Toamasina.
Cependant, nous souhaitons exprimer nos profondes préoccupations concernant le projet d’autoroute dans sa conception actuelle. Notre devoir est de mettre en lumière les éléments du projet, tels que nous le connaissons, susceptibles d’avoir des impacts négatifs pour le pays et la population, et de contribuer à la recherche collective de la meilleure solution.
Le projet nous paraît poser problème dans les domaines suivants :
𝗦𝗲́𝗰𝘂𝗿𝗶𝘁𝗲́ 𝗮𝗹𝗶𝗺𝗲𝗻𝘁𝗮𝗶𝗿𝗲 𝗲𝘁 𝗯𝗶𝗲𝗻-𝗲̂𝘁𝗿𝗲 𝘀𝗼𝗰𝗶𝗮𝗹
Le tracé envisagé impacterait 195 ha de rizières et terres cultivées, 559 ha d’agroforesterie et 69 cours d’eau. Ceci va à l’encontre de la politique nationale visant l’autosuffisance agricole, et risque d’accroître le nombre de personnes vivant dans la pauvreté et la vulnérabilité, d’aggraver l’insécurité alimentaire, d’entraîner des migrations internes et d’aggraver des inégalités sociales déjà insupportables pour la population.
𝗣𝗿𝗼𝘁𝗲𝗰𝘁𝗶𝗼𝗻 𝗱𝗲𝘀 𝗳𝗼𝗿𝗲̂𝘁𝘀 𝗲𝘁 𝗱𝗲 𝗹𝗮 𝗯𝗶𝗼𝗱𝗶𝘃𝗲𝗿𝘀𝗶𝘁𝗲́
Le tracé envisagé menace directement la Nouvelle Aire Protégée d’Anjozorobe Angavo et la Réserve de Ressources Naturelles du Corridor Ankeniheny-Zahamena (CAZ) créée en 2015. Ces deux aires protégées abritent plus de 10% des forêts primaires de Madagascar. Ce tracé fragmenterait irrévocablement le corridor CAZ, qui est l’un des principaux vestiges de la grande forêt autrefois présente dans tout l’Est du pays. Il entraînerait la perte directe de 1490 ha de forêt primaire sauvage et irremplaçable, riche en espèces uniques au monde et menacées, comme l’Indri, le Propithèque couronné ou encore le Coua géant.
Plus grave encore, cette autoroute risque à terme d’entraîner la destruction de kilomètres de forêt de part et d’autre. Il a été montré partout dans le monde que 95% des destructions de forêts ont lieu à moins de 50 km d’une route, et qu’il suffit d’une route pour détruire une forêt (Laurance et al, Science, 2001). En donnant accès au cœur de la forêt, l’autoroute apporterait avec elle plus d’activités destructrices que de développement : tavy, charbonnage, trafics, exploitation minière illicite, etc. Concrètement, il est très probable que le corridor CAZ ne serait plus jamais un grand massif, mais deux forêts distinctes, bien plus réduites en taille et dans leur capacité de résilience écologique.
𝗥𝗲́𝘀𝗶𝗹𝗶𝗲𝗻𝗰𝗲 𝗰𝗹𝗶𝗺𝗮𝘁𝗶𝗾𝘂𝗲
Ces forêts ne sont pas seulement des sanctuaires de vie sauvage ; elles sont le château d’eau de notre pays. Elles jouent un rôle vital dans le maintien de l’humidité et du régime des pluies, y compris sur les hauts plateaux. A l’heure où Madagascar fait partie des 5 pays les plus menacés par le réchauffement climatique, il est vital de préserver les derniers grands blocs forestiers, car il est prouvé que leur évaporation contribue à nourrir les nuages. En outre, le corridor forestier CAZ alimente en eau les grandes vallées de l’Alaotra (l’un des greniers à riz de Madagascar) et les plaines rizicoles des environs de Toamasina. En fractionnant des blocs forestiers vitaux et en impactant 69 cours d’eau, le tracé proposé réduirait la résilience climatique et agricole de Madagascar.
𝗥𝗲́𝗽𝘂𝘁𝗮𝘁𝗶𝗼𝗻 𝗶𝗻𝘁𝗲𝗿𝗻𝗮𝘁𝗶𝗼𝗻𝗮𝗹𝗲
La préservation des dernières forêts primaires de Madagascar est une priorité reconnue mondialement. Si une autoroute venait à détruire la forêt à grande échelle, cela affecterait profondément l’image du pays sur la scène internationale. Quelle serait alors la crédibilité de Madagascar pour obtenir des crédits internationaux au titre de la résilience, de la durabilité, du climat, de la protection des forêts et du carbone ? Le pays perdrait toute chance de se positionner comme un champion sur ces sujets, qui sont pourtant en plein essor. Cela affecterait aussi l’image du pays en tant que destination d’écotourisme.
𝗧𝗿𝗮𝗻𝘀𝗽𝗮𝗿𝗲𝗻𝗰𝗲 𝗱𝘂 𝗳𝗶𝗻𝗮𝗻𝗰𝗲𝗺𝗲𝗻𝘁
Les informations disponibles indiquent que le budget est de 920 millions de dollars, dont 20% pris en charge par l’Etat malgache, soit 184 millions de dollars. La société civile et la population sont en droit de demander d’où vient cette somme, alors que des besoins très urgents en matière de santé, d’éducation et de sécurité alimentaire ne sont pas satisfaits. Par ailleurs à ce jour, aucune information n’a été rendue publique sur les 80% restants, soit 736 millions de dollars. L’Etat va-t-il alourdir l’endettement du pays de cette énorme somme ? Quel bailleur acceptera de financer un projet détruisant la forêt primaire ? Ces questions sont majeures pour la viabilité du projet et pour le pays. Elles appellent des clarifications urgentes.
𝗖𝗼𝗻𝗳𝗼𝗿𝗺𝗶𝘁𝗲́ 𝗲𝘁 𝗯𝗼𝗻𝗻𝗲 𝗴𝗼𝘂𝘃𝗲𝗿𝗻𝗮𝗻𝗰𝗲
Le projet tel qu’il est conduit à ce jour est préoccupant en termes de gouvernance. Le choix de l’entreprise Samcrete ne paraît pas avoir fait l’objet d’un appel d’offres, et les garanties manquent sur l’expérience et la capacité de cette entreprise à réaliser un tel projet. Des étapes fondamentales apparaissent très lacunaires, en particulier l’évaluation intégrale de l’impact environnemental et social, les consultations publiques et le recueil du consentement libre, préalable et informé des communautés concernées.
De plus, le tracé connu à ce jour irait directement à l’encontre des engagements pris par Madagascar au niveau international, que ce soit sur la réduction de la pauvreté, la protection des forêts et de la biodiversité, ou la lutte contre le réchauffement climatique et ses impacts. De même, le projet est en incohérence avec des cadres nationaux très importants, tels que la Charte de l’Environnement, le Décret de Mise En Conformité des Investissements avec l’Environnement (MECIE) et le Code des Aires Protégées.
Si l’Etat décide d’aller à l’encontre de sa propre législation sur les aires protégées, cela constituerait un grave précédent mettant potentiellement en danger toutes les aires protégées de Madagascar. Ce serait aussi un très mauvais signal : comment les autorités pourront-elles encore demander à la population de respecter les aires protégées ? Il est crucial que les statuts de protection soient respectés.
𝗥𝗲𝗰𝗼𝗺𝗺𝗮𝗻𝗱𝗮𝘁𝗶𝗼𝗻𝘀
Nous demandons aux autorités de Madagascar :
1) La suspension du projet actuel et une réflexion stratégique et ouverte sur des alternatives viables, telles qu’une modernisation en profondeur des routes nationales existantes (RN2, RN3, RN44…), un développement massif du ferroviaire (fret et passager), ou l’exploration d’autres tracés possibles, par exemple en évitant l’AP d’Anjozorobe Angavo et en passant entre le corridor CAZ et le Parc National de Zahamena.
2) Que les standards sur la conduite de grands projets d’infrastructure soient respectés, en matière de consultations, de transparence, y compris financière, et d’analyse exhaustive des risques sociaux et environnementaux et des solutions et alternatives.
3) Que les résultats des Évaluations d’Impact Environnemental et Social soient soumis en toute transparence et sans pressions indues aux Organisations de la Société Civile et aux organisations gestionnaires d’aires protégées avant validation d’un quelconque tracé, conformément au décret MECIE.
Nous demandons aux bailleurs éventuels de ce projet d’autoroute, qui ne sont pas connus à ce jour, de respecter les normes de gestion environnementales et sociales en vigueur au niveau national et international, notamment en matière de respect des aires protégées et d’études d’impact environnemental et social.
Nous demandons à tous les bailleurs de Madagascar :
1) De faire du respect des aires protégées un point central de leur dialogue avec le gouvernement de Madagascar sur la conditionnalité des financements bilatéraux et multilatéraux.
2) D’engager un dialogue avec les autorités de Madagascar sur les solutions de modernisation du transport entre Antananarivo et Toamasina, et dans le cas où des solutions satisfaisantes seraient trouvées, d’y apporter leur concours.
Nous sommes fermement convaincus que ce type de grand projet, nécessitant des moyens considérables et un endettement encore accru du pays, doit impérativement faire l’objet de consultations élargies et d’une réflexion collective, afin que le bien-être commun soit priorisé.
Nous vous remercions de l’attention que vous porterez à ces questions cruciales et demeurons à la disposition des autorités pour engager ce dialogue. Il n’est pas trop tard pour une concertation transparente, constructive et inclusive, seule à même d’aboutir à un succès pour le pays.