Les révélations du secret de Polichinelle sur la double nationalité d’Andry Rajoelina, désormais président français de la République de Madagascar, prend des proportions inattendues.
Ce secret qui n’en était pas vraiment un s’avère être plus grave que prévu pour l’opposition et l’opinion malgache lorsqu’à la stupeur de tous, il a été découvert que la nationalité française du président malgache en exercice a été demandée en 2013 et accordée en 2014 – alors même qu’il dirigeait la Haute Autorité de la Transition, après son coup d’État maquillé de nationalisme et de patriotisme en 2009.
La question de la double nationalité franco-malgache est aujourd’hui au cœur des discussions à Madagascar, dans les salons feutrés d’Antananarivo jusqu’aux petits commerces des bas quartiers. Ce sujet réunit de nombreux aspects potentiellement problématiques qui en disent long sur l’état de dépendance de Madagascar.
Les bases coloniales de la double nationalité franco-malgache
En 1895, Madagascar devient colonie française après deux guerres : la première (1883-1885) aboutit au protectorat et la seconde (1894-1895) résulte en l’annexion du territoire malgache par la France. Les sujets malgaches vivant initialement depuis le roi Andrianampoinimerina sous souveraineté ou suzeraineté merina deviennent alors indigènes, sujets français.
Les premiers mariages mixtes créent les premières catégories d’indigènes, devenus Français par filiation. Ensuite, en 1938 un décret permet aux indigènes malgaches de demander à devenir citoyens français sous certaines conditions, les plus marquantes étant l’obtention d’un diplôme d’une des écoles parmi une vingtaine d’établissements prestigieux, l’adoption d’une manière de vivre « à la française » ou encore l’absence d’opposition écrite ou orale à l’égard de l’empire colonial français. En d’autres termes, être un indigène privilégié ou collaborer avec les colons permettait d’être Français.
Lorsqu’arrivent les indépendances successives des colonies françaises, dont celle de Madagascar en 1960, un dispositif permet alors, par la loi du 28 juillet 1960, d’établir une distinction entre les personnes originaires du territoire de la République française auxquelles la nationalité française devait être maintenue de plein droit, et les autres, dont la nationalité française ne pouvait être conservée que selon la procédure de déclaration dite de « reconnaissance de la nationalité française ».
Ces déclarations ont pu être souscrites entre le 28 juillet 1960 et le 1er août 1973, puis une procédure simplifiée de réintégration dans la nationalité française par déclaration a été mise en place jusqu’au 25 juillet 1993. Aujourd’hui, les intéressé.e.s peuvent encore solliciter leur réintégration par décret.
Les concerné.e.s par la double nationalité sont identifié.e.s, et c’est l’ouverture de la boîte de Pandore
Le président malgache, à travers les mots de sa directrice de cabinet Romy Voos – accessoirement descendante du colon Jean Laborde – tente de relativiser en prétendant qu’un « pourcentage important » de la population malgache serait binationale. Soulignons que sur les 29 millions de Malgaches (estimation des Nations Unies en 2023), environ 50 000 sont des Franco-Malgaches résidant en France et environ 13 000 sont des Franco-Malgaches résidant à Madagascar. La binationalité franco-malgache concernerait donc 0,04% de la population à Madagascar – une toute petite minorité de Malgaches donc.
Soixante-trois ans après la déclaration d’indépendance, cette frange de la population est principalement composée des
- descendant.e.s des personnes ayant demandé à être Français.e lors de l’indépendance,
- descendant.e.s des collabos des colons ou des métis,
- Malgaches ayant contracté un mariage avec un.e citoyen.ne français.e,
- étudiant.e.s malgaches ayant demandé à devenir Français.e après leurs études.
Cette question de la double nationalité est problématique lorsqu’il s’agit du président de la République d’un pays a priori indépendant et souverain, mais elle l’est tout autant quand elle concerne la quasi-totalité des hommes d’affaires et capitaines d’industries malgaches, ainsi que les hauts cadres de la fonction publique et du secteur privé de l’île.
Les dirigeants politiques, économiques, symboliques de cette île font partie pour la plupart de ces 0.04% de la population, cette classe ultra-privilégiée. Toucher à cette question c’est prendre à bras-le-corps celle plus ténue des privilèges de nos roitelets modernes.
Le privilège de la double nationalité, cerise sur le gâteau des inégalités et cause du recul sans fin du pays
Depuis des décennies Madagascar figure dans le peloton de tête des pays les plus pauvres de la planète, situation dite paradoxale au vu des multiples richesses et ressources de l’île, maintes fois et vainement listées à chaque présentation du pays.
La cause principale de cette misère réside dans le creusement sans fin des inégalités depuis l’indépendance. L’une des causes probables du creusement de ces inégalités devenues chroniques est la présence sur l’île de super-citoyens malgaches, infimement minoritaires et pourtant surpuissants. Confortablement situés au-dessus de la mêlée, ils sont propriétaires de tout et bénéficiaires de tous les privilèges : il s’agit des Franco-Malgaches qui dirigent l’économie et la politique de ce pays.
Pendant que le Malgache peine à envoyer ses enfants à l’école – qui n’a plus d’école que le nom tant le système éducatif malgache est en ruine, le Franco-Malgache peut se permettre d’envoyer son enfant dans une des Écoles Primaires Françaises, puis au Lycée Français de Tananarive, où le personnel comme les infrastructures sont aux normes européennes.
Pendant que le Malgache peine à se soigner puisque le système de santé malgache est en désuétude absolue, que les urgences sont en sous-effectif et sans matériel – tant et à tel point que la moindre seringue est facturée, le Franco-Malgache peut compter se faire évacuer d’urgence à La Réunion à la moindre égratignure.
Pendant que le Malgache peut difficilement espérer mettre les pieds sur un autre pays – s’il fait partie de la tranche de la population ayant suffisamment d’ariary pour voyager il devra néanmoins subir les humiliations liées à la demande d’un visa dont l’obtention est très peu probable, le Franco-Malgache quant à lui va et vient, entre et sort du pays comme dans un véritable moulin, sans se soucier des frontières. Si l’île est une prison pour le Malgache, elle est un havre paradisiaque pour le Franco-Malgache.
Pendant que le Malgache se démène pour subvenir à ses besoins (car le travail est rare, les salaires sont bas et les qualifications périmées), le Franco-Malgache dispose d’un réseau tout établi, grâce à sa double nationalité, lui assurant l’opportunité de trouver un poste dans n’importe quel secteur – peu importe ses diplômes, peu importe qu’il n’en ait aucun. Le Franco-Malgache a par ailleurs la possibilité de se faire payer en tant qu’ « expat’», soit environ 90 fois plus qu’un simple Malgache – le salaire minimum à Madagascar étant de 56 euros et un expatrié gagnant en moyenne 5 000 euros.
Si le Président de la République malgache est Franco-Malgache, qu’est-ce-que cela signifie ?
Au-delà de la légitimité d’un tel président, la question qui se pose est celle de sa capacité à comprendre Madagascar, à comprendre le Malgache et ses véritables problématiques.
Comment le président franco-malgache peut-il alors réellement se soucier des problématiques de la santé à Madagascar ? Lui dont la connaissance du système de santé se résumé aux maigres inaugurations effectuées ici et là, et qui a la possibilité de se soigner dans des cliniques ou hôpitaux français ?
Comment le président franco-malgache peut-il alors réellement se soucier des problématiques de l’éducation à Madagascar ? Lui dont les enfants jouissent des meilleurs établissements scolaires français ?
Comment le président franco-malgache peut-il alors connaître réellement ce que vivent ses compatriotes en terme de mobilité géographique ? Sait-il ce que subit son peuple lors des demandes de visas ? La question de la réciprocité peut-elle effleurer son esprit ?
Comment le président franco-malgache peut-il alors comprendre l’inflation et ce que cela engendre pour ses concitoyens malgaches ? Lui qui doit probablement raisonner en euros ?
Puis vient la question cruciale de la souveraineté : si Madagascar et la France ont des différends, comment tranchera le président franco-malgache ? Quid des îles Eparses ? Quid des marchés juteux accordés à la France ? Quid de notre zone économique exclusive ?
Et enfin nous arrivons à la question la plus problématique : comment, et pourquoi, est-ce qu’un chef d’Etat en exercice a demandé à devenir Français ? N’est-ce pas de la haute trahison caractérisée ?
Le néocolonialisme dans toute sa splendeur : l’enjeu de la double nationalité dépasse Andry Rajoelina et Madagascar
Si les révélations autour de la demande et de l’obtention de la nationalité française d’Andry Rajoelina font autant polémique ce n’est pas simplement parce que c’est d’une indécence folle ou que cela peut raisonnablement être considéré par le peuple malgache comme de la haute trahison – ce qui peut définitivement faire basculer l’avenir de l’île dans les mois à venir.
L’enjeu ici va bien au-delà de Madagascar, il concerne l’ensemble de l’Afrique francophone. Combien de dirigeants africains, de présidents, de premiers ministres, de ministres, de hauts fonctionnaires, de dirigeants d’entreprises, de hauts cadres, d’intellectuels, etc., sont Franco-Africains ?
Qu’est-ce-que cela implique pour le développement et la souveraineté de l’Afrique ?
Quel lien peut-on faire avec la misère marquant au fer rouge tout le continent ?
Le néocolonialisme n’est pas mort, il s’est contenté de changer de visage.
Si dans une population donnée, la très grande majorité vivote et est reléguée à des tâches physiques et difficiles, payée au lance-pierre, pendant qu’au-dessus de cette ultra majorité, une partie infime de la population cumule à la fois les droits du sol sur lequel elle est établie avec les privilèges de leur autre nationalité, quelle différence entre le statut des colons et des indigènes d’avant 1960 ?
Bas les masques !
Le peuple malgache, à l’instar du peuple sénégalais à l’heure actuelle, commence enfin à comprendre que les sous-préfets dirigent encore nos pays. Étudier le courage des peuples burkinabè et malien sur cette question constitue un devoir pour nous, Malgaches et Africains francophones.
Lorsque Rajoelina tombera – et il tombera – il s’agira pour le peuple de cette île d’enfin bâtir sa véritable indépendance, en lien profond avec son Histoire, sa culture et son authenticité.
Tout ceci à la veille du 26 juin, date d’une imposture qui ne saurait plus durer. Tout un symbole.
Sources
– Rabary Rakontodravony L., Rakotonanahary H. 2015, Migration et nationalité à Madagascar
https://library.fes.de/pdf-files/bueros/madagaskar/15146.pdf
– Tisseau V., 2018, Au creux de l’intime. Familles et sociabilités de l’entre-deux à Madagascar pendant la période coloniale (1896-1960)
– Statistiques générales, Gouvernement général de Madagascar et Dépendances, 1905 ; Archives Nationales de Madagascar, Statistiques démographiques, n° 93, 1932 et Population de Madagascar au 1er janvier 1960, p. 7
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k55305794.image
– Journal Officiel de la République Française, 12 avril 1938
https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000484416
– Nationalité française : situation des personnes nées à Madagascar, Question écrite n°13225, publiée le 22/07/2004 – 12e législature
https://www.senat.fr/questions/base/2004/qSEQ040713225.html
– Droit des étrangers n°2923 amendement n°386, 16/07/2015
– Chiffres sur la population malgache
Article de Mediapart : https://blogs.mediapart.fr/goodmorningmada/blog/210623/un-franco-malgache-la-tete-de-madagascar-colonialisme-trahison-et-souverainete