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Le Journal de l'île Rouge
Divers

Entre la France et Madagascar, le business des « séjours de rupture » pour enfants placés

La gazette de la grande île
07/06/202413 minute read

Transparence et probité Enquête

Entre la France et Madagascar, le business des « séjours de rupture » pour enfants placés

Trois associations accueillant depuis des années des jeunes de l’aide sociale à l’enfance notamment sur  l’île de l’océan indien sont visées par une plainte de l’association Anticor. Leurs gérants sont accusés de prise illégale d’intérêts et de détournement de fonds publics, mais ils démentent toute irrégularité.

Louise Audibert

« Un enfant placé, c’est mieux qu’un puits de pétrole dans son jardin. » Cette phrase d’un ancien inspecteur de l’aide sociale à l’enfance (ASE) de l’Ardèche, adressée à Annick Aguado, ancienne présidente de l’association Manda Life, pourrait être le slogan de certains directeurs de lieux de vie et d’accueil (LVA).

L’association française de lutte contre la corruption Anticor accuse trois organismes œuvrant pour le compte de l’aide sociale à l’enfance dans divers départements français de prise illégale d’intérêts et de détournement de fonds publics. Les gérants des structures Manda Spring, Reso Labonde et Média Jeunesse auraient utilisé de l’argent public pour servir leurs intérêts et se constituer un parc immobilier. Des accusations réfutées par les dirigeants des différentes structures.

L’origine de ces associations remonte aux années 1970, quand, face à l’impossibilité de gérer toutes les étapes d’accueil des enfants placé·es, l’ASE a commencé à déléguer certaines missions à des structures privées. Le système est aujourd’hui bien huilé, et ces organismes facturent à l’ASE un prix journalier compris entre 230 et 260 euros par adolescent·e pris en charge. Mais, faute de contrôle, certains de leurs gérants pourraient tirer profit de ces rentrées d’argent. Ce soupçon pèse sur ces trois associations, qui proposent notamment des « séjours de rupture » à Madagascar.

Sur le papier, un séjour de rupture est un projet pour le moins séduisant. Il s’agit d’un voyage de neuf mois à plusieurs milliers de kilomètres de la France. Il s’adresse à certains jeunes pris·es en charge par l’ASE, âgés de 13 à 18 ans, souvent déscolarisés, parfois fugueurs, qui peuvent représenter un danger pour eux-mêmes ou pour leur entourage. Les adolescents et adolescentes partent donc de leur plein gré (sauf exception) pour s’offrir « une renaissance », selon les termes d’Anthony Tanay, directeur général de Reso Labonde (devenu Anvie), quand nous l’avions rencontré en février 2021 (voir en boîte noire).

L’ancienne présidente devenue lanceuse d’alerte

Mais les bénéfices des séjours de rupture ne profitent pas uniquement aux jeunes. En témoigne la plainte contre X déposée par Anticor auprès du Parquet national financier (PNF), fin février 2024. La martingale est découverte dans l’association Manda Spring. Cette société gère des LVA à Madagascar pour des adolescent·es essentiellement originaires de l’Essonne.

En 2014, Manda Spring crée Manda Life, nouvelle association, afin d’obtenir l’agrément nécessaire à l’envoi d’une dizaine de jeunes Français·es supplémentaires à Madagascar. Cinq ans après sa création, Annick Aguado, devenue depuis coréférente départementale d’Anticor en Ardèche, en prend la présidence.

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© Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart

Cette même année, deux jeunes filles, l’une de Manda Spring, l’autre de Manda Life, se rendent au consulat français de Madagascar pour dénoncer des relations sexuelles entre jeunes et assistants d’éducation, et une consommation de drogue parmi les jeunes. Elles se rétracteront par la suite dans une lettre manuscrite dont Mediapart a pris connaissance.

Malgré ce revirement, la dénonciation pousse Annick Aguado à se pencher sérieusement sur le fonctionnement des associations. Elle constate des incohérences dans les frais facturés à Manda Life par Manda Spring et s’intéresse à la comptabilité de Manda Spring. « Il y avait un nombre incalculable de dépenses difficiles à flécher mais aussi des retraits trop importants », se souvient-elle. « Ce sont des milliers et des milliers d’euros qui étaient retirés par mois en espèces », précise même Clarence Bathia, juriste de l’association Anticor. Ces sommes avoisineraient les 70 000 euros.

Annick Aguado exige un audit comptable et financier. Les conclusions confirment ses craintes. Elle découvre que le budget alimentation pour chaque enfant s’élève à environ 20 euros par jour, une somme disproportionnée dans le troisième pays le plus pauvre de la planète. Elle réalise aussi que l’association aurait versé près de 40 000 euros aux dix familles d’accueil au cours du trimestre durant lequel elles hébergeaient les adolescent·es. Cela équivaut à près de 1 333 euros par mois (dans un pays où le salaire moyen est de 50 euros par mois).

Elle devine également que de fausses factures sont éditées et découvre des frais de représentation avoisinant les 1 000 euros mensuels pour son directeur, Farid Abdelli. Une somme qui s’additionne à des salaires parfois exorbitants, comme en juin 2019, où il touche 5 473 euros (hors logement et véhicule, gratuits).

Silence radio

Sidérée par ces révélations additionnées aux suspicions de maltraitance, Annick Aguado cesse toute collaboration avec Manda Spring et décide la cessation d’activité de Manda Life. Le 27 janvier 2020, elle mandate une avocate malgache, pour s’en charger. Celle-ci désigne son mari, de nationalité française, comme directeur par intérim, pour faire cesser l’activité. Tâche qu’il aura toutes les peines du monde à mener à bien (voir en boîte noire).

Dans un courrier officiel adressé au président de la République malgache dont Mediapart a eu connaissance, il déclare que les membres de Manda Spring et de Manda Life « ont enchaîné les intimidations, agressions verbales allant jusqu’aux menaces de mort à l’encontre de [sa] personne et de [son] épouse ». L »homme a même été visé par une plainte pour usurpation de titre et de fonction et tentative d’escroquerie.

Au regard de tous ces éléments, Annick Aguado décide de sonner la charge et envoie un signalement aux différentes administrations concernées : préfecture de l’Essonne, chambre régionale d’Île-de-France, procureur de la République d’Évry, conseil départemental et ASE de Strasbourg et des autres départements d’où proviennent certain·es jeunes. En parallèle, elle contacte aussi des instances malgaches de lutte contre la corruption et le parquet de Tananarive pour les mettre en garde.

De toutes parts, c’est le silence radio. Mediapart détient tous les documents qui attestent les envois restés lettre morte. Annick Aguado découvre par ailleurs qu’elle fait l’objet d’une plainte. Le 28 novembre 2019, le département de l’Essonne, par l’intermédiaire du président du conseil départemental François Durovray et du directeur de la prévention et de la protection de l’enfance, a contre-attaqué aux côtés de Farid Abdelli.

Ensemble, ils ont porté plainte au tribunal de grande instance d’Évry contre Annick Aguado pour abus de confiance, lui attribuant plus de 1,3 millions d’euros de dépenses injustifiées depuis 2014. Leur plainte cible également des membres du précédent bureau d’administration de Manda Spring, notamment Jean-Luc Ribes, président de 2011 à 2018, et Jacques Geiguer, ancien trésorier, pour abus de confiance, portant sur un montant de 45 000 euros. Ces deux plaintes n’ont pour l’heure pas abouti.

Une histoire de famille

« Pour moi, il s’agissait ni plus ni moins d’une procédure bâillon », déplore Annick Aguado. Loin de se laisser intimider, elle entame une bataille juridique contre Manda Spring, aux côtés d’anciens membres de l’association. Pendant des années, l’équipe remue ciel et terre pour monter un dossier solide.

En 2021, le conseil d’administration de Manda Spring est constitué, entre autres, de Farid Abdelli, de sa femme, Anna, de membres de la famille de cette dernière et de leurs filles. À cette date, 116 000 euros issus des excédents financiers de l’association sont utilisés pour construire une maison destinée à accueillir des jeunes, sur un terrain appartenant à Anna Abdelli.

Enfin, depuis deux ans, leurs lieux de vie accueillent des enfants issus d’autres départements avec un prix de journée de 350 euros par jeune et par jour. Un montant hors norme. À titre de comparaison, le prix de journée pratiqué par le département de l’Essonne est de 234 euros.

Contacté par téléphone, Farid Abdelli n’a souhaité s’exprimer sur aucun des sujets sur lesquels nous l’avons interrogé. Il a en revanche tenu à rappeler « l’excellent travail de terrain mené, depuis des années, auprès des jeunes ». Pour preuve, il a souligné que l’agrément de l’Essonne venait d’être renouvelé pour une période de quinze ans, et que les budgets annuels avaient toujours été validés. Depuis nos échanges avec Farid Abdelli, le site internet de Manda Spring n’est plus accessible.

Farid Abdelli entretenait des liens étroits avec le directeur de la prévention et de la protection de l’enfance du département jusqu’en 2021, et avec le chef de la tarification jusqu’en 2023. « Il était impossible qu’ils ignorent les problèmes de gestion de Manda Spring », commente un lanceur d’alerte français très au fait de l’affaire. Contactés par Mediapart, aucun des deux hommes n’a répondu à nos questions.

Autre fait troublant : selon des documents consultés par Mediapart, en juin 2016, la conseillère départementale de l’Essonne déléguée à la protection de l’enfance s’est rendue à Madagascar aux frais de l’association Manda Spring. Elle n’a pas non plus souhaité s’en expliquer auprès de Mediapart.

Propriétaires de dizaines de sociétés civiles immobilières

Reso Labonde, autre association accusée par Anticor de détournement de fonds et de prise illégale d’intérêts, a également pris ses parts de marché à Madagascar. Fondée et gérée par les frères Quentin et Thomas Voetzel, l’association accueille des adolescent·es à travers toute la France et sur la grande île de l’océan Indien.

Sur place, elle collabore avec le couple Abdelli, associé à la structure Labonde Koly. Les deux organismes partagent aussi parfois des locaux, des assistants d’éducation, voire des membres du bureau qui les dirigent. Anthony Tanay, le directeur de Reso Labonde, est aussi membre du conseil d’administration de Manda Spring.

L’enquête d’Anticor et des lanceurs d’alerte révèle que les dirigeants de Reso Labonde sont propriétaires, via des sociétés civiles immobilières (SCI), de biens immobiliers hébergeant des jeunes placé·es. « Certaines activités de loisir réalisées au profit de Reso Labonde ont été facturées à des structures privées tierces dirigées par les responsables de cette entité, pointe aussi Clarence Bathia, juriste d’Anticor. Tout cela est financé quasiment intégralement sur fonds publics. »

Les activités de sous-traitance de l’aide sociale à l’enfance de Reso Labonde concernent entre cent dix et cent vingt places et lui auraient permis de générer un chiffre d’affaires de 11,7 millions d’euros en 2023. Contacté par Mediapart, Thomas Voetzel explique ne pas comprendre en quoi constituer des SCI et s’en servir pour héberger les jeunes n’était pas légal. L’article 432-12 du Code pénal interdit pourtant à toute personne chargée d’accomplir une mission de service public de prendre, recevoir ou conserver un intérêt dans une entreprise ou une opération dont elle a la charge.

La troisième structure visée par la plainte, Média Jeunesse, est une association qui se définit comme « un groupe non lucratif ». Créée en 2005, elle propose des séjours de vacances et des lieux de vie pour des jeunes de l’ASE. Alexis Aime, à la tête de l’association, est également le gérant de trois SCI. La plainte d’Anticor montre que ces acquisitions immobilières seraient là encore des lieux d’accueil de jeunes placé·es.

Média Jeunesse assure à Mediapart travailler en toute transparence. « Nous avons un commissaire aux comptes, un comptable, et les départements valident chaque année nos dépenses », déclare l’association. Le juriste d’Anticor rappelle que « faire appel à ces professionnels des chiffres ne garantit pas, en droit, l’absence d’infraction pénale ».

Des contrôles « quand on peut »

Contacté, le département des Yvelines indique avoir réalisé un contrôle de Média Jeunesse et constaté des anomalies, aussi bien en matière de budget que de projet pédagogique. Le service de la protection de l’enfance du département a alors cessé toute activité avec l’association.

Travaillant depuis mars dernier avec Anvie, le nouveau nom de Reso Labonde, le département des Côtes-d’Armor a indiqué ne pas avoir encore effectué de contrôle. Il ne s’est pas prononcé sur sa collaboration avec Manda Spring.

La ville de Paris, qui a donné son agrément en 2018 à Reso Labonde Koly, a quant à elle répondu qu’une visite de conformité avait eu lieu sur place fin 2022, et qu’aucune anomalie n’avait été notée en matière de prise en charge des jeunes. Rien à redire non plus du côté du département d’Ille-et-Vilaine, interrogé par Mediapart.

Au service de prévention et de protection de l’enfance des Yvelines, on tempère : « Les départements ont une charge de plus en plus lourde à porter, mais des budgets de plus en plus serrés. » Le gouvernement a ainsi annoncé en février 2024 avoir demandé 307 millions d’euros d’économie dans le budget du handicap et de la solidarité. « On fait des contrôles quand on peut », glisse-t-on dans les Yvelines.

« En déposant plainte, nous espérons qu’il y aura une vraie prise de conscience et davantage de contrôles, dit Clarence Bathia, d’Anticor. Il s’agit de centaines de milliers d’euros d’argent public possiblement détournés par des personnes censées assurer la protection de l’enfance, l’avenir de notre nation. »

Louise Audibert

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