LE PORT. En novembre 2022, les douaniers réunionnais ont mis la main sur des armes de guerre lors de l’escale d’un navire en partance pour Madagascar. Tout porte à croire qu’elles étaient destinées à un commando dont la mission était d’éliminer une personnalité très proche du président Rajoelina.
Des lance-roquettes et des armes de poing
Le secret a été bien gardé. Jusqu’à présent, rien n’avait filtré de la saisie par les agents des douanes réunionnaises d’armes de guerre lors de l’escale d’un navire faisant route vers Madagascar. La découverte a eu lieu le mardi 22 novembre 2022 au Port. Ce jour-là, les douanes procèdent au contrôle de la cargaison d’un bateau en provenance d’Europe et plus spécialement d’un pays de l’Est. A cette occasion, les agents s’intéressent à un engin de chantier.
En explorant de près un bulldozer, ils mettent la main sur un petit arsenal. Il y a là deux armes de poing, des pistolets automatiques (PA). Un modèle russe assez ancien, mais en parfait état de marche, dont les numéros de série ont été effacés. Une belle quantité de munitions reposent également dans les entrailles de l’engin. Surtout, il est mis au jour deux lance-roquettes anti-char, capables de percer un blindage à plusieurs centaines de mètres. Un modèle de fabrication occidentale qui pourrait provenir du théâtre des opérations en Ukraine. Peut-être pour brouiller les pistes.
Inutile de dire que la panoplie a été extraite du bulldozer et saisie par les services des douanes. Lesquels n’ont pas manqué d’alerter illico presto la Direction Générale des Douanes et Droits Indirects (DGDDI) de Montreuil qui dispose de son propre service de renseignement, la Direction du Renseignement Douanier (DRD). L’enquête a été confiée à la Juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée (JUNALCO), une section spécialisée créée en 2019 au sein du parquet de Paris. Celle-ci travaille sur les dossiers à « haut spectre » et/ou complexe entrant dans le champ des crimes et délits liés aux actes de terrorisme ou pouvant porter notamment atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation.
Etant donné la nature de l’armement saisi, d’autres services de renseignement du premier cercle comme la DGSE (sécurité extérieure) et la DGSI (sécurité intérieure), en lien étroit avec la Coordination Nationale du Renseignement et de la Lutte contre le Terrorisme (CNRLT) au service des hautes autorités, ont été mis dans la boucle.
Le bulldozer destiné à un russophile
Les documents de transport accompagnant l’engin de chantier incriminé sont éclairants. Celui qui a passé commande du bulldozer en son nom propre, et qui aurait donc dû recevoir l’armement, est un Malgache du nom de Simon Séva Mboiny. L’adresse pour la livraison est celle d’une de ses sociétés, basée dans la Grande-Ile. Il se trouve que cet homme proche du pouvoir est depuis 2018 à la tête de Kraoma Mining SA, une société anonyme spécialisée dans l’extraction de la chromite.
Entreprise dans laquelle le patron des paramilitaires russes du groupe Wagner, Evgueni Prigojine, a fondé beaucoup d’espoir avant d’essuyer un revers cuisant et d’en garder beaucoup de ressentiment (voir par ailleurs).
Simon Séva Mboiny a eu plusieurs casquettes plutôt antinomiques au fil de sa carrière. Il a longtemps dirigé l’Office de radio et de télévision malgache et enseigné sa spécialité à l’université à l’issue d’une formation en journalisme dispensée en Union Soviétique. Une période clé de la vie de cet homme d’affaires qui a été également très actif au sein du ministère et de la Communication et de la Culture.
Homme de médias et de pouvoir aussi, resté proche des Russes, il s’est illustré en prenant la présidence de l’Agence nationale de l’or (ANOR) et de la société Kraoma Mining après un détour à la tête de Stork International à Madagascar, principal client intéressé à l’exploitation du chrome malgache.
Pas de rab de mines pour le « cuisinier de Poutine »
C’est par le truchement des activités minières de Simon Séva Mboiny que la découverte des douaniers réunionnais s’apprécie. Car Kraoma Mining SA est en lien, via des sociétés écrans, à Evgueni Prigojine, « le cuisinier » de Poutine devenu son « boucher » attitré.
L’homme fort du groupe Wagner a mis un pied dans Kraoma Mining SA au dernier semestre de l’année 2018 par le biais d’un partenariat opaque avec la société Ferrum Mining dans laquelle il a des intérêts, concomitamment avec l’arrivée de Simon Séva Mboiny. Ainsi, le patron des mercenaires de Wagner a injecté beaucoup d’argent dans l’espoir de tirer profit des mines de Kraoma, réputées riches en minerais, mais plombées par un déficit abyssal.
Un espoir déçu puisque les mines en question se sont révélées à bout de souffle. Ayant eu le sentiment d’avoir été pris pour des pigeons, Prigojine et son staff se sont mis en tête d’acquérir de nouvelles concessions en se rapprochant des autorités malgaches. Ne reculant devant rien pour accéder à des filons prometteurs, le groupe Wagner a cherché à booster certains candidats à la présidence malgache de décembre 2018.
Parallèlement, les petites mains de ses fermes à trolls ont fait de l’intox sur les réseaux sociaux depuis la Grande-Ile dans l’espoir de démâter le favori, l’actuel président Andry Rajoelina. Sans succès.
La deuxième fortune de Mada dans le viseur ?
Ce revers électoral a été d’autant plus cuisant pour les Russes que celui qui murmure à l’oreille du président Rajoelina est un homme d’affaires aux dents longues pas franchement réputé pour faire la part belle au Kremlin ni favoriser la réussite de la galaxie Wagner. Maminiaina Ravatomanga, alias « Mamy », est à la tête de la deuxième plus grosse fortune de Madagascar.
Il a particulièrement réussi dans le domaine de l’automobile, du transport aérien, de la santé, de la presse et du pétrole. Le puissant « Mamy », 54 ans, a aussi fait couler beaucoup d’encre en 2015 quand il a fait l’objet d’une enquête confiée au Parquet National Financier (PNF) pour trafic de bois rose et corruption, blanchiment et fraude fiscale. Une affaire sparadrap qui s’est soldée par un classement pour insuffisance de preuves, le 25 juillet dernier.
Ainsi, à la veille des présidentielles, le conseiller officieux du président Rajoelina, candidat à sa propre succession, se refait une virginité qui tombe à pic. Dans les petits papiers du pouvoir, l’homme d’affaires a une nouvelle casquette depuis le 8 juin dernier. Il a été nommé consul honoraire de Côte d’Ivoire à Madagascar à l’initiative de l’épouse du président Allassane Ouattara, officiellement grâce à son implication dans le domaine humanitaire à travers la fondation qui le nom de son groupe, Sodiat.
« Mamy » Ravatomanga est donc si influent qu’il avait les moyens de barrer la route à Evgueni Prigojine. Même si les choses se sont faites en misouk, le patron de Wagner n’est pas dupe et il en aurait pris sérieusement ombrage. Faut-il y voir un lien avec les lance-roquettes anti-char et les armes de poing saisis à La Réunion et dissimulées dans le bulldozer acheté par Simon Séva Mboiny en personne ?
L’hypothèse est à prendre au sérieux, selon nos informations. Précisément, les regards se tournent vers la cellule dormante du groupe Wagner à Madagascar, composée d’une petite dizaine d’hommes. Des hommes extrêmement discrets mais dont l’existence est un secret de polichinelle aux yeux des autorités malgaches. Comme ils en ont l’habitude, ces hommes auraient pu assurer l’accueil, mais aussi la logistique d’un commando venu de l’extérieur pour faire le sale boulot.
Le témoin numéro 1 parti avec ses secrets
L’attentat aurait consisté à éliminer le caillou dans la chaussure de Prigojine. Les lance-roquettes étaient en capacité de faire de très gros dégâts façon puzzle. A fortiori en prenant pour cible une voiture, même blindée, ou un lieu de vie. Au parfum de ce qui s’est tramé, l’homme d’affaires « Mamy » Ravatomanga, dont des médias ont annoncé à tort la candidature à la présidentielle de décembre prochain avec le soutien de Paris, aurait pris des précautions depuis cet épisode.
Quand à Simon Séva Mboiny, le témoin numéro 1 de l’affaire, il ne pourra plus être interrogé dans le cadre de l’enquête en cours. Il est décédé brutalement le 24 juillet dernier à l’âge de 67 ans, bien qu’il semblait en pleine forme ces temps-ci. Sa mort a été considérée comme naturelle puisque la justice malgache n’y a rien trouvé à redire, ne jugeant pas nécessaire d’ordonner une autopsie. Reste qu’avec sa disparition, il y a fort à parier que les investigations des enquêteurs français n’aillent pas bien loin. Ainsi, le secret des armes saisies à La Réunion et de l’attentat en préparation sur la Grande-Ile devrait rester bien gardé.
La partition de Wagner aux présidentielles
Le groupe Wagner, ses milices, ses sociétés d’extraction, ses usines à trolls, et ses entités financières tissent leur toile en Afrique depuis 2017. Il n’est plus contesté que le Kremlin s’appuie sur Evgueni Prigojine pour asseoir son influence voire sa main-mise sur plusieurs pays d’Afrique, même si Poutine et son « ex-cuisinier » sont à couteaux tirés depuis la mutinerie avortée de Wagner, en juin dernier.
Le groupe Wagner ne s’affiche pas seulement au Soudan, en République Centrafricaine, au Mozambique, au Mali, en Libye, en République démocratique du Congo, en Afrique du Sud ou au Zimbabwe en menant des campagnes de désinformation pour infiltrer l’élite dirigeante dans le but d’accéder aux ressources naturelles et minières en particulier.
Au plus près de La Réunion, les émissaires de Prigojine se sont immiscés dans les affaires intérieures de Madagascar à partir de mars 2018. De manière à peine voilée, des conseillers politiques russes ont débarqué sur la Grande-Ile pour interférer dans la campagne présidentielle du mois de décembre. Une dizaine de candidats ont reçu une aide financière et bénéficié de directives de la part de ces conseillers occultes. Parallèlement, une ferme à trolls a été ouverte afin de peser sur le choix des électeurs malgaches. Une opération menée par la société Internet Research Agency, liée à Prigojine, encore lui.
Campagne cash et ferme à Trolls
Le financement de campagnes a été éventé par le pasteur Mailhol, tête d’affiche d’une secte apocalyptique et candidat à la présidence. Lui a accepté de se faire épauler par un Russe du nom de Konstantin Pikalov, alias Mazai. Un site d’investigation, Bellingcat, l’a dépeint comme le « Monsieur Afrique » du groupe paramilitaire Wagner. Présent sur le théâtre des opérations dans plusieurs pays du continent africain comme conseiller politico-militaire. À Madagascar, Pikalov restera sous les radars en se faisant passer pour le garde du corps du pasteur. Ce dernier a confié à la BBC avoir reçu 12 000 euros pour honorer ses frais d’inscription et un bonus de 5 000 euros en liquide. En contrepartie, il se devait de s’engager par écrit à apporter son soutien au favori pour le deuxième tour.
Un autre candidat a eu une proposition à hauteur de deux millions d’euros pour intercéder en faveur des Russes. Les hommes de Prigojine auraient finalement joué la carte Andry Rajoelina en demandant à leurs candidats malheureux de se rallier à lui au second tour. Des soupçons que l’intéressé a toujours balayé d’un revers de manche, affirmant son indépendance vis à vis de l’étranger. Ce qui n’a pas empêché l’actuel président de signer un accord de partenariat de coopération militaire avec la Russie en janvier 2022 et de se ranger aux côtés des pays africains qui ont refusé de condamner l’invasion russe en Ukraine, en août suivant…
Deux épisodes qui font grincer des dents Paris et les instances européennes.
L’extraction de chrome en terrain miné
L’exploitation de la chromite, dont le sous-sol malgache regorge, ne date pas d’hier. L’extraction à grande échelle a commencé au début des années 70 sous la férule d’une compagnie minière à capitaux, essentiellement, étrangers. Il a fallu attendre 1975 pour que la société Comina soit nationalisée et rebaptisée Kraomita Malagasy ou plus simplement Kraoma, sous la présidence socialiste de Ratsiraka.
Kraoma SA, détenue à plus de 97% par l’Etat malgache, a longtemps fait la fierté de la Grande-Ile. Mais au fil des décennies, l’entreprise nationalisée a fini par accuser un déficit abyssal estimé à 43 milliards d’ariary (8,7 millions d’euros). Au point que la commune de Brieville où se trouvent les gisements, à 350 kilomètres au nord de Tananarive, n’a plus touché ses redevances et que les fournisseurs n’ont plus été payés à compter de l’année 2015.
La crise, structurelle en raison de la vétusté des installations et des équipements, s’est doublée d’une propension de certains à se servir dans les caisses comme s’il s’agissait d’un puit sans fond. Pour y remédier, une tentative de création de joint-venture, qui désigne le regroupement de sociétés pour tenter d’élaborer un projet commun et relancer la machine, a été entrepris sans succès en 2009-2010 avec un partenaire italien.
Ferrum Mining sent le soufre
Une nouvelle stratégie se met en place au fil de l’année 2018 par la grâce de l’ex-président Hery Rajaonarimampianina, alors sur le point de remettre son mandat en jeu. Le contrat est signé avec les Russes de la société Ferrum Mining dont le siège social est à Saint-Pétersbourg et sur laquelle plane l’ombre de Evgueni Prigojine à travers une de ses sociétés, M Finance.
Nombre d’observateurs ont noté que Ferrum Mining, jeune société créée fin 2017 et sans grande expérience en matière d’extraction minière, s’est bizarrement taillée la part du lion à Madagascar sans la moindre procédure d’appel d’offres. Ou encore qu’elle a été enregistrée sous le nom d’une mystérieuse madame Zhezherova dont personne ne semble trouver trace et qui pourrait de ce fait être au mieux une dirigeante de paille au pire une dirigeante fantôme.
En 2018, le montage prévoit qu’une nouvelle entité baptisée Kraoma Mining SA prennent le relais de Kraoma SA. Le souci est que 80% des actions de Kraoma Mining SA, confiée aux bons soins de Simon Séva Mboiny, tombent dans l’escarcelle de la société russe Ferrum Mining. L’Etat malgache à travers Kraoma SA se retrouve avec les miettes à hauteur de 20%.
En outre, trois permis d’exploitation sont censés revenir à Kraoma Mining SA pendant cinq ans avec pour objectif d’y extraire 3 millions de tonnes de chrome.
Mais rien ne se passe comme prévu. Les mines s’avèrent peu rentables et impossible d’obtenir de nouvelles concessions de la part de l’Etat, sous l’influence de l’homme d’affaires « Mamy » Ravatomanga. Sans compter la résistance des salariés de Kraoma SA, menacés de licenciement et rétifs à la mainmise des Russes. En décembre 2019, Ferrum Mining jette l’éponge après avoir injecté de fortes sommes d’argent. Ce qui a eu le don de fâcher tout rouge le patron de Wagner.
Un apparatchik malgache chez les Soviets
Le journaliste Séva Simon Mboiny, qui a trouvé la mort en juillet dernier, intriguait dans les arcanes du pouvoir. Formaté en Union Soviétique, celui qui a dirigé la Radio Nationale Malgache puis l’Office de Radio et Télévision Malgache a prospéré dans l’ombre de la présidence où il s’est fait une place jusqu’à la direction du ministère de la communication et la culture.
Ne négligeant jamais ses propres intérêts, l’homme d’affaires a présidé l’Agence Nationale de l’Or (ANOR) avant de prendre la tête de Stork International à Madagascar, le principal client et créancier de Kraoma SA à l’époque de sa déconfiture, par ailleurs soupçonné de s’être rempli les poches. Ces postes et ses liens indéfectibles avec la Russie ont permis à Séva Simon Mboiny d’accéder au poste de directeur général de Kraoma Mining SA, l’entité qui faisait le joint avec le nouvel actionnaire Ferrum Mining aux mains de la galaxie wagnérienne. Ce qui lui a valu d’être désigné tantôt comme « une marionnette » ou « un pion » à la solde des Russes.